Les mille et une vies de Jean-Claude Carrière

« Très vite, j’ai été conscient d’être né dans un siècle, le premier à avoir inventé de nouveaux langages. » Jean-Claude Carrière (1931-2021)

Impossible de dénombrer les courts ou longs métrages, documentaires, séries et téléfilms auxquels a participé Jean-Claude Carrière, probablement au générique d’environ 250 œuvres ! Scénariste, adaptateur, dialoguiste, traducteur, réalisateur, auteur-compositeur, acteur, conteur, dessinateur, conférencier, il a exploré toutes les formes de langage. 

Ancien élève de Normal Sup, il est d’abord écrivain, signant son premier roman à 26 ans, en 1957. Il rencontre le cinéma l’année suivante lorsque son éditeur lui confie l’adaptation romanesque de deux films de Jacques Tati, Les vacances de monsieur Hulot et Mon oncle,romans qui seront illustrés par Pierre Etaix. C’est le début d’une collaboration avec Pierre Etaix, comédien qui passe à la réalisation. Tous deux coécrivent d’abord deux courts-métrages, puis deux longs, Le Soupirant en 1963 et Yoyo en 1965. Le succès et deux autres films suivront.

A partir de 1964, il va employer son talent d’adaptateur en sens inverse, en scénarisant de nombreux romans pour le grand écran. Pour Luis Buñuel d’abord, avec Le journal d’une femme de chambre dès 1964, puis Belle de Jour en 1967. Il poursuivra cette collaboration en cosignant avec le réalisateur espagnol les scénarios originaux de tous ses films français : La voie lactée (1969), Le charme discret de la bourgeoisie (1972), Le fantôme de la liberté (1974) Cet obscur objet du désir (1977). Il dira à son propos : “Il ne s'agit pas d'un accord intellectuel, réfléchi, élaboré, mais d'une harmonie souterraine, qui frôle l'inconscient, et que nous ne pouvons pas maîtriser, sauf en trichant.

Des rencontres dans le monde entier

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Il poursuivit alors parallèlement l’adaptation et l’écriture de scénarios originaux, très souvent en collaboration avec les réalisateurs, car il se disait lui même meilleur lorsqu’il travaillait avec un autre. En France, il débuta une intense collaboration avec Jacques Deray pour La piscine en 1969, puis, les trois années suivantes, BorsalinoUn peu de soleil dans l'eau froide et Un homme est mort. Il signera encore avec lui deux autres films et trois téléfilms.

Avec Louis Malle, il écrivit en 1966 Viva Maria! qui réunit Brigitte Bardot et Jeanne Moreau, Le voleur, l’année suivante, et Milou en mai en 1990. Parmi ses autres films les plus marquants, on peut citer Sauve qui peut la vie avec Jean-Luc Godard en 1980, Le retour de Martin Guerre avec Daniel Vigne en 1982 et avec Jean-Paul Rappeneau, Cyrano de Bergerac en 1990 et Le hussard sur le toit en 1995. Plus récemment il a écrit avec Philippe Garrel L'Ombre des femmes (2015), L’homme fidèle (2017), Le sel des larmes (2020) et La croisade (en post-production).

Curieux du monde dès son enfance, il scrutait les albums de Tintin pour connaître le monde au-delà des montagnes qui entourent son village. Adulte, il devint un voyageur avide de découvertes et de rencontres. Cette soif de connaître le fit collaborer avec des cinéastes du monde entier, d’abord des Espagnols dont Jesús Franco, Carlos Saura, Fernando Trueba et surtout Luis Buñuel, qui a dit de lui “c’est un petit paysan qui s’émerveille de tout ce qui lui arrive ”. Luis Buñuel va l’influencer durablement en lui faisant découvrir le surréalisme et en lui donnant ce conseil : “Il faut toujours accueillir le hasard dans la vie et le refuser dans les scénarios”. Amoureux de la culture espagnole, il publia Mémoire Espagnole en 2012. En 1982, il assista le cinéaste espagnol dans l’écriture de ses mémoires, Mon dernier soupir. Il poursuivit ce dialogue après la mort de Buñuel en publiant Le réveil de Buñuel en 2011. 

Résultat de recherche d'images pour Jean-Claude Carrière travailla aussi pour des réalisateurs britanniques dont Peter Brook pour La tragédie de Carmen en 1983 ; ils travailleront ensemble pour la scène pendant trente-cinq ans. Des cinéastes américains ont également fait appel à lui dont Philip Kaufman avec qui il adapta L'insoutenable légèreté de l'être de Milan Kundera en 1988 et Milos Forman pour qui il scénarisa Les Liaisons dangereuses dans Valmont sorti en 1989 (photos ci-contre) et récemment Julian Schnabel pour At Eternity's Gate en 2018.

Il collabora aussi avec des Italiens Marco Ferreri, Luciano Tovoli, Gianfranco Mingozzi…, des Allemands Peter Fleischmann, et surtout Volker Schlöndorff – Le tambour en 1979, Le faussaire en 1981, Un amour de Swann en 1984. Et encore avec le Polonais Andrzej Wajda pour Danton en 1983 et Les possédés en 1988, le Dannois Henning Carlsen, le Japonais Nagisa Ôshima pour Max mon amour en 1986, l’algérien Mohammed Lakhdar-Hamina, le Brésilien Hector Babenco, et l’Afghan Atiq Rahimi pour Synghé Sabour, pierre de patience en 2012. 

Un brillant touche-à-tout

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Jean-Claude Carrière est également l’auteur d’une douzaine de pièces de théâtre, souvent mises en scène par Peter Brook. Parmi elles, sa pièce historique, La Controverse de Valladolid, jouée la première fois en 1999. Elle est tirée de son roman publié en 1992, déjà adapté pour la télévision la même année. Inscrite depuis à différents baccalauréats, cette œuvre a acquis le statut d’un classique de la littérature. De nombreuses adaptations théâtrales sont aussi à son crédit : d’abord des traductions, dont quatre pièces de Shakespeare montées par Peter Brook, puis l’adaptation de récits anciens : La conférence des oiseauxL’Odyssée… et surtout Le Mahâbhârata, la grande épopée indienne dont il a dit que “toujours vivante, elle est le ciment de l’Inde ”. Il y travailla onze ans, avant sa création à Avignon en 1985. Une version narrative, un film, une adaptation pour la télévision suivront et un roman graphique en 2019. Il fit des dizaines de séjours en Inde et publia notamment un Dictionnaire amoureux de l'Inde et un livre d’entretiens avec le Dalaï-Lama qui y réside.

Créateur infatigable, il adapta pour la télévision, Balzac, Victor Hugo, Roger Martin du Gard, Shakespeare et Tchekhov ; il signa plusieurs livrets d’opéras ; il écrivit des chansons pour Juliette Gréco, Delphine Seyrig, Hanna Schygulla, Brigitte Bardot, Jeanne Moreau, Françoise Fabian…, un scénario de BD, des polars, des essais, des entretiens, un recueil de contes rapportés du monde entier et un autre de ses dessins… et en 2019 un livre de souvenirs, Ateliers (Toute vie est un atelier, la mienne entre autres.”).

Lui qui avait tant de dons était attaché à l’apprentissage. À ce propos, il citait Brassens : “l'avait l'génie, mais sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie”… Attaché au partage de l’expérience et à l’émergence de jeunes talents, il fut le premier président, de 1986 à 1996, de la FEMIS, l’école nationale du cinéma, et présidait encore le Printemps des Comédiens, festival qui se tient à Montpellier, à quelques dizaines de kilomètres de son village natal. Conférencier passionné, il se rendait dans les collèges et lycées pour parler de La Controverse de Valladolid. 

Resté assez peu connu du public, il fut souvent applaudi et récompensé par les professionnels. Dès 1962, il reçoit l’Oscar du meilleur court de fiction pour Heureux anniversaire, coréalisé et coécrit avec Pierre Etaix. Par la suite, l'Académie des Oscars le nominera trois fois pour ses longs métrages. Il obtint une seule récompense à Cannes, le Prix spécial du jury en1969 pour la réalisation de son court métrage La pince à ongles. César du meilleur scénario en 1982 pour Le retour de Martin Guerre, récompensé par l’académie britannique du cinéma en 1989 pour l’adaptation de L'insoutenable légèreté de l'être, il obtint également trois 7 d’or pour ses scénarios de téléfilms. Au théâtre, nominé à cinq reprises, il reçut un Molière en 1991 pour une adaptation française de La Tempête de Shakespeare. Il fut récompensé par un Oscar d’honneur en novembre 2014.

Un homme complet et complexe

Athée, mais intéressé par toutes les religions et par la spiritualité, attaché à sa terre natale et chez lui dans le monde entier, littérateur mais passionné de sciences, créateur qui aimait faire connaître les œuvres des autres, hyperactif qui aimait la lenteur, Jean-Claude Carrière était un auteur éclectique et paradoxal. Le choix de ses sujets trahissait souvent sa formation d’historien, mais il s’intéressa aussi à la poésie, à la philosophie, à l’astrophysique, au mysticisme, aux légendes, à l’archéologie, à l’écologie. Et s’il est surtout connu pour des drames, il n’a pas dédaigné la comédie et avoua avoir une passion pour Laurel et Hardy. Il était avant tout un conteur. Il citait à ce propos un personnage du Mahâbhârata : “Il faut écouter les histoires. C’est agréable, et quelquefois, ça rend meilleur”. L’écouter discourir, avec un léger accent, héritage d’une enfance baignée dans le parler occitan, suffisait pour comprendre qu’il aimait les histoires, “ces choses légères qui sont dans l’air et sont plus durables que les pyramides d’Egypte”. Il se définissait d’ailleurs lui-même comme un raconteur d’histoires et avouait qu’il aimait parler. 

Mais il aimait aussi la méditation, le rêve et le silence. Jean-Claude Carrière qui a déclaré un jour “le cinéma parlant a inventé le silence” était attentif à ce qui n’est pas dit, et - admirateur du surréalisme - à ce qui est derrière les mots et les choses. On comprenait en l’écoutant qu’il percevait la vie comme une histoire qui s’invente, qui se raconte et qui se rêve, et on suppose qu’en d’autres temps il aurait pu être aède, barde ou troubadour ! Et puisqu’il a décliné une proposition de candidature à l’Académie française, ce n’est pas sur une épée, mais sur son bâton de marche qu’on aurait pu graver ces vers de Shakespeare, dits par Prospero dans La Tempête – qu’il a adaptée : “We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep”. On est proche des religions indiennes – dont il est un grand connaisseur – pour qui un voile donne l’illusion de la réalité à notre monde qui n’est qu’un rêve. 

Paradoxalement, celui qui affirmait que “dans l’économie la plus terre à terre d’aujourd’hui, il y a un appétit de surnaturel” était aussi un homme attaché au réel et à la terre, un fils de viticulteur qui avait conservé la maison dans laquelle il est né et qui était fier de pouvoir dire : “Je sais greffer un arbre, je sais labourer avec un cheval, je sais tailler la vigne.

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